POSTFACE

 

 

 

Dans cette suite du Monde des Ā il y a une idée à laquelle le lecteur risque de ne pas prêter autant d’attention que je le souhaiterais.

Je fais allusion à la société sans États qui existe sur la Vénus non-aristotélicienne. Il en était déjà question dans le Monde des Ā mais elle y était considérée comme un but suprême et lointain, un rêve, un prix pour lequel luttaient les hommes et les femmes qui devaient s’entraîner, et prouver qu’ils l’avaient fait avant d’aller là-bas.

Où veut-il en venir ? se demandera-t-on. Pour bien des peuples, le plus grand rêve du monde, au cours de ce demi-siècle, auquel croient aujourd’hui des millions de Russes et de Chinois et qu’ils espèrent réaliser, est l’idéal communiste de la disparition de tout gouvernement, c’est-à-dire d’une société sans État.

Quand j’ai conçu la lointaine utopie de Vénus dans les récits du Monde des Ā, mon propos était d’étudier discrètement cette admirable possibilité. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était ce que nous deviendrions, vous et moi, quels êtres nous serions si ce rêve devenait réalité.

Lors de la première publication de ce présent ouvrage, j’avais déjà deux fois dix-huit ans et je venais de terminer ma thèse sur la sémantique générale, un système non aristotélicien, non euclidien, non newtonien. Cette même année, je devins membre de la Société Internationale de Sémantique Générale, dont le siège se trouvait à l’époque à San Francisco. J’y suis toujours inscrit, mais j’étais parvenu à mes conclusions dès 1948 et je les ai résumées en tête de chaque chapitre de ce second roman.

Si le lecteur le permet, je vais supposer qu’il n’a pas pu, d’après ces têtes de chapitres, se faire une opinion sur ma société sans État. Alors je vais m’expliquer.

Afin de comprendre un tel rêve – la disparition de tout gouvernement –, nous devons avant tout examiner les gens qui nous entourent, et chercher comment ils pourraient s’intégrer, aujourd’hui, dans un monde sans États.

L’année dernière, une femme que je connais a été battue par son fils de dix-huit ans. Rien d’extraordinaire à cela, semble-t-il. Un autre garçon du même âge insulte grossièrement sa mère à longueur de journée et menace de la battre (il ne l’a pas encore fait). Il paraît que c’est courant. De nombreux amis me l’ont affirmé.

Ainsi, ce qui se passe dans l’esprit des jeunes, garçons ou filles, qui ont dix-huit ans pour la première fois, semble affecter un certain pourcentage de la population. Au début du siècle, Lénine remarqua, plein d’espoir, qu’il existait un nombre important de ces personnes aliénées (c’est le mot juste).

Si nous n’avions pas déjà la triste preuve du contraire, nous pourrions imaginer une future société communiste comme une espèce de coopérative paternaliste, où chacun travaille pour la communauté. Chaque semaine, l’employé touche son salaire, le dépense dans les magasins de la société, et rentre chez lui, dans l’appartement appartenant à la société.

Ce qui nous inquiète, c’est que, dans les années 30, plusieurs millions de personnes vivant dans cette « coopérative » et soupçonnées de ne pas vouloir travailler pour la corporation furent « renvoyées », en un mot mises à mort.

C’est la structure corporative russe, qui a tué un nombre incalculable d’hommes, qui doit éventuellement disparaître.

Quels changements devront se produire dans le comportement humain avant que la chose puisse arriver ?

Un soir, tout dernièrement, après avoir rendu visite à un ami, je voulus reprendre ma voiture mais quelqu’un s’était garé en double file et, comme il y avait une voiture devant moi et une autre derrière, je me trouvais totalement bloqué. Je dus attendre une heure (non, je ne prévins pas la police, et d’ailleurs, dans une société sans État, il n’y en aurait pas) avant que la voiture qui se trouvait devant moi s’en aille, me permettant de partir à mon tour. Je laissai un billet sous l’essuie-glace du coupable, le gourmandant gentiment pour son sans-gêne. Mon ami me rapporta plus tard qu’il avait vu de sa fenêtre le conducteur de cette voiture, un très jeune garçon, arracher mon petit mot, le rouler en boule, le jeter sans le lire et démarrer tranquillement.

Est-ce que ce jeune homme, ou son homologue communiste, ferait preuve de plus d’égards dans mon État sans gouvernement ?

Il serait présomptueux de répondre simplement à cette question par un oui ou un non. Il est fort douteux que quiconque puisse « prouver » la moindre chose concernant un rêve aussi mystique, aussi controversé. Pourtant, un activiste m’a récemment écrit, textuellement : « Le monde doit être libéré, l’anarchie doit régner… et Huey Newton dit que si vous ne faites pas partie de la solution, vous ne faites pas partie du problème… »

Ainsi, le rêve existe dans l’esprit de ces jeunes gens incroyablement violents, justifiant en quelque sorte l’extrême intensité avec laquelle ils frappent et combattent toute société qui n’est pas encore la structure corporative simple qui (croient-ils) doit exister… jusqu’à ce que tout s’effondre.

Si vous parvenez à vous faire une idée favorable de Huey Newton, le chef des Panthères Noires, et de son comportement dans un État sans gouvernement, vous avez une âme plus simple et plus confiante que la mienne. Huey, dit-on, se croit prêt dans l’immédiat à toute espèce de liberté. Mais, hélas, il se trahit aux yeux d’un adepte de la sémantique générale par son attitude « noire-blanche » comme l’indique cette phrase : « … Si vous ne faites pas partie de la solution, vous ne faites pas partie du problème. » Et cela, cher lecteur, est ce que l’on appelle en sémantique une proposition « ou bien-ou ». Pour lui, pas d’échelon de la pensée. Il sait… sans aucune preuve.

Les gens qui pensent ainsi « ou bien-ou » (tu fais ça, sinon…) ont, depuis la nuit des temps, torturé leurs semblables. Le plus grave, c’est que les spectateurs ne mettent pas en doute le bon sens ni la raison d’un Staline, d’un Hitler ou d’un Mao Tsé-toung, quand ils assassinent trente à soixante millions d’individus. Aujourd’hui encore, alors que plus personne ne peut douter de ces massacres, ces assassins trouvent des apologues.

Lors de mes conversations avec des activistes j’ai découvert que, lorsque l’on fait abstraction de tout le verbiage et de tous les sentiments exacerbés, ils n’ont qu’une seule idée : avoir le droit de faire ce qu’ils veulent.

Partant de ce concept, je vais me permettre une ou deux hypothèses folles :

Chez une personne aliénée, l’impulsion du plaisir n’a jamais été modifiée par les choses de la vie. Cette personne éprouve un besoin incoercible de satisfaction immédiate ; le principe du mâle, chez les hommes, atteint un niveau anormal. Les filles, elles, se vendent à des hommes âgés, pour le plaisir, pour satisfaire leur ego, pour porter des toilettes élégantes et conduire des voitures de luxe.

Si je propose cette analyse rapide, ce n’est pas pour persuader le lecteur que je tiens là une solution, mais pour avoir l’occasion d’indiquer un point précis, à savoir que la solution à l’aliénation en soi, et au monde qu’elle nous a contraint à créer, réside dans la compréhension du problème. Et cette idée est inspirée par la sémantique générale.

Il est permis de penser que, jusqu’à ce jour, nous avons eu des gouvernements parce que les gens sont ce qu’ils sont. Personne n’a décidé un beau matin de fonder une force de police ni de voter des lois. En étudiant l’histoire de l’homme, grâce aux cerveaux curieux des anthropologues et autres savants, on constate tristement que, il y a bien longtemps, tout groupe ethnique se protégeait de ses éléments aliénés, sinon les hommes de valeur étaient assassinés et les femmes violées. Avec le temps, le rôle protecteur fut délégué aux forces spécialement entraînées et elles finirent par avoir leur propre impact à tête d’hydre.

La question est d’autant plus confuse que, aujourd’hui, on a réellement besoin de changement. Les peuples devraient avoir leur part égale des biens de la planète. Alors comment résoudre ce problème ?

Je dirai tout de suite que, pour parvenir à l’égalité, il ne suffit pas d’une bande de jeunes gens en colère, qui se rendent ainsi vulnérables au contrôle des plus vieux qui, toujours rusés, en font leurs dupes.

Edgar Snow, dans l’Étoile rouge sur la Chine, rapporte que, en 1934, l’armée rebelle de Mao Tsé-toung était composée, à 70 %, de jeunes de moins de quinze ans. Qui nous fera croire que ces enfants avaient résolu le problème et estimé, en toute logique, que la solution était d’être dupé ?… Mao savait ce qu’il faisait, pour preuve le fait qu’il tenta récemment de répéter ses succès d’antan en lâchant les Gardes Rouges de treize ou quatorze ans sur ses anciens camarades, dans sa lutte pour le pouvoir ; ce fut une affaire confuse, dont nous ne comprenons guère les tenants et aboutissants, mais apparemment les enfants de Mao lui ont donné une victoire. Étaient-ils des dupes ? Certains rapports nous apprirent plus tard que leurs groupes avaient été dispersés, que les jeunes combattants se retrouvaient dans des camps de travail, et que ceux qui résistaient avaient été exécutés.

Quelles sont les chances de disparition d’une structure corporative instaurée par des assassins rusés comme Mao ? Et que peut faire le système non-A de la sémantique générale pour créer l’État parfait dont rêvent tous les hommes, jeunes ou vieux ?

À la première question, je répondrai que nous avons une source d’information dans le passage du temps. Dans la structure corporative soviétique, nous observons que ses séides et hommes liges mangent mieux, voyagent plus souvent, et toujours en première classe, vivent dans des quartiers plus agréables, travaillent moins péniblement et bénéficient d’une forte importance-ego. Et nous observons, de plus, que lorsqu’ils sont en place, ils votent des lois restrictives, et Ivan doit se garder de protester contre leurs privilèges… sinon il sera renvoyé selon la méthode employée durant les années 30 ou sous le régime tsariste, c’est-à-dire exilé en Sibérie, système que réprouvaient violemment les communistes, avant d’accéder au pouvoir, en disant que c’était d’une monstrueuse cruauté. Les dirigeants de la Chine de Mao bénéficient des mêmes privilèges.

Maintenant que j’ai trois fois dix-huit ans, je remarque que le bon sens n’a guère progressé depuis la dernière fois.

Il serait futile et lassant d’essayer de dresser la liste de ces manques de raison. Qu’il me soit donc permis de dire simplement que dans les Joueurs du Ā on a lu l’histoire la plus fantastique et « hors de ce monde » que j’aie écrite durant une vie de rêves fantastiques.

Cependant, sous la scintillante folie, on pourra découvrir une société sans État, et ce qu’elle nécessiterait pour pouvoir exister. Elle devrait avant tout trouver des gens qui sachent résoudre les problèmes, par profession, qui n’exigent pas d’eux-mêmes des plaisirs qu’ils dénient aux autres, et qui soient totalement non-aliénés.

Je crois que ces exigences fermeraient la porte à tous les activistes de ma connaissance, et excluraient les hiérarchies de tous les États communistes du monde.

À quel prix, cet État sans gouvernement ? Cher lecteur, contemplez (chaque fois qu’elle sera visible) la Vénus non-aristotélicienne.

 

A.-E. Van Vogt.



[1] Voir Le monde des Ā, du même auteur, dans la même collection.

Les joueurs du Non-A
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